KARINE MILLAIRE
Avocate et professeure, Faculté de droit de l’Université de Montréal
et
JENNIFER PETIQUAY-DUFRESNE
Directrice générale, Bureau du principe de Joyce
Cinq ans après la mort tragique de Joyce Echaquan, les cosignataires dressent le bilan des avancées pour enrayer le racisme systémique et assurer la sécurité culturelle des Autochtones au Québec.
Ce 28 septembre 2025 marquera le cinquième anniversaire de la mort tragique de Joyce Echaquan. Cette mère atikamekw de Manawan avait filmé du personnel hospitalier lui adressant des propos racistes alors que, souffrante, elle demandait d’être soignée. La vidéo diffusée sur Facebook avait soulevé l’indignation générale.
Le Bureau du coroner avait confirmé le lien entre le racisme subi et le décès1. Cinq ans plus tard, quel bilan dresser des avancées pour enrayer le racisme systémique et assurer la sécurité culturelle des Autochtones au Québec ?
Une discrimination systémique
La mort de Joyce a permis une prise de conscience collective du racisme systémique. C’est ainsi qu’est né, à l’initiative des Atikamekw de Manawan et de la Nation atikamekw, le principe de Joyce, lequel vise à garantir à toute personne autochtone le droit à un accès équitable, sans discrimination, à tous les services sociaux et de santé.
Le cas de Joyce n’est malheureusement pas isolé. On continue de répertorier les situations où des préjugés contre les Autochtones ont pu mener à des erreurs ou sous-diagnostics pouvant avoir des conséquences fatales.
C’est notamment le cas lorsqu’il est présumé à tort que les douleurs ou l’état de santé d’une personne autochtone sont dus à la consommation d’alcool plutôt qu’à la maladie.
La discrimination systémique mène aussi à de graves violations du consentement. Pensons à toutes ces femmes ayant subi des stérilisations forcées2 et aux nombreux enfants autochtones disparus dans les hôpitaux québécois dont on cherche encore la trace3. Le bilan est lourd.
La sécurité culturelle, laquelle est au cœur du principe de Joyce, est une approche reconnue par la science permettant d’enrayer cette discrimination. Elle implique que les patients autochtones se sentent en sécurité et respectés.
Elle se distingue de la sensibilisation aux réalités autochtones, laquelle insiste sur les différences et positionne les Autochtones comme « autres ». La sécurité culturelle exige de prendre conscience des déséquilibres de pouvoir historiques pour enrayer ces rapports nocifs et assurer des relations équitables et respectueuses.
Des pratiques à transformer
Au cours des cinq dernières années, des ordres professionnels comme le Collège des médecins du Québec, l’Ordre des infirmiers et infirmières du Québec et l’Ordre des sages-femmes du Québec ont adopté des mesures pour enrayer la discrimination systémique.
Des formations en sécurité culturelle ont été mises en place pour les professionnels de la santé. Ces formations ne sont toutefois pas toutes efficaces. Seules celles qui favorisent la remise en question des préjugés et biais inconscients le sont.
On a également cheminé vers une meilleure reconnaissance des connaissances traditionnelles et vivantes des Autochtones en santé comme approche complémentaire. Cela ne signifie pas le rejet de la médecine biomédicale, mais plutôt le changement vers le respect des valeurs et spiritualités autochtones.
Il y a déjà longtemps que le système de santé respecte les choix religieux des patients, y compris le refus de traitement. Il n’y a aucune raison justifiant de ne pas respecter les choix des patients autochtones fondés sur des savoirs millénaires.
Soulignons aussi l’effort pour former des professionnels autochtones et le soutien à la recherche sur les bonnes pratiques. Un programme réserve 10 places annuellement dans les facultés de médecine québécoises aux étudiants autochtones. Une même approche devrait être adoptée pour d’autres professions en santé, en éducation et en défense des droits.
Le principe de Joyce doit être compris comme un droit contraignant et non une simple demande. L’article 24 de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) garantit la non-discrimination en santé, y compris le respect des savoirs et de la médecine traditionnels. Les chartes canadienne et québécoise protègent également contre la discrimination et garantissent les droits à la vie et à la sécurité, ces droits devant être interprétés en considérant les cultures autochtones.
La sécurité culturelle implique également le rejet de l’approche paternaliste selon laquelle les politiques concernant les Autochtones peuvent être adoptées sans eux. Il ne peut y avoir de sécurité culturelle sans respect du consentement. La récente adoption par Québec de sa Loi sur la sécurisation culturelle, largement critiquée4, constitue une démarche contradictoire.
L’ex-commissaire de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec, Jacques Viens, a récemment constaté que les progrès au Québec sont lents. Le protecteur du citoyen a aussi rappelé que la discrimination systémique continue d’affecter de façon significative la prestation de services pour la population autochtone au Québec5.
Québec refuse toujours de reconnaître le principe de Joyce et le racisme systémique. Il refuse également de mettre en œuvre la DNUDPA alors qu’Ottawa s’y est engagé. Une position insoutenable du point de vue scientifique, juridique et sociétal.
Il aura fallu la mort de Joyce Echaquan pour mettre un visage sur les conséquences désastreuses du racisme systémique vécu par les Autochtones. Cinq ans plus tard, l’heure est au bilan, mais encore davantage à l’action.
*Ont signé cette lettre Carol Dubé, père, conjoint de Joyce Echaquan, et plus de 60 professionnels de la santé, experts, acteurs et organisations oeuvrant auprès des populations autochtones :
Constant Awashish, Grand Chef de la Nation Atikamekw / Président du Conseil de la Nation Atikamekw
Chef Sipi Flamand, Conseil des Atikamekw de Manawan
Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador (CSSSPNQL)
Honorable Michèle Audette, sénatrice et conseillère principale en matière de réconciliation et d’éducation autochtone, Université Laval
Femmes Autochtones du Québec
Julie Pelletier, SF, DESS DPS (elle/she), Présidente, Ordre des Sages-Femmes du Québec
Dr Mauril Gaudreault, Président du Collège des médecins du Québec
France-Isabelle Langlois, directrice générale, Amnistie internationale Canada francophone
Stacy Boucher-Anthony, directrice générale, Projets Autochtones du Québec
Mikonis Awashish, Inf. B. Sc.
Naïma Hamrouni, professeure, Université du Québec à Trois-Rivières
Sylvie Roy, psychologue
Marie-Claude Tremblay, professeure titulaire, Faculté de médecine, Université Laval
Comité Droit Autochtone de l’Université de Montréal
Fannie Lafontaine, professeure titulaire, Faculté de droit, Université Laval
Amandine Catala, Professeure, UQAM
Samuel Rainville, Directeur, Relations et engagement auprès des Premiers Peuples, Rectorat, Université du Québec à Trois-Rivières
Ryoa Chung, professeure titulaire, Université de Montréal
Eugénie Godin, étudiante en droit, Université de Montréal
Alex Alexis, chargé de cours et doctorant, Faculté de droit, Université de Montréal
Caecilia Alexandre, chargée de cours et chercheuse postdoctorale, Faculté de droit, Université de Montréal
Marina Boulos Winton, directrice générale désignée, Jeunesse au Soleil / Sun Youth
Benjamin Gingras, professeur, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue
Dr Stéphanie Marsan, Médecin Cheffe du service de médecine des toxicomanies, CHUM
Joannie Gill Inf. B. Sc - Utapi Consultants
Jasmine Châtelain, Registered Midwife (Inactive), Planning, Programming and Research Officer, Eeyou Istchee Pimaatisiiwin Chiskutimaachawin, Utinaausuwin (Midwifery) Education Program, Cree Board of Health and Social Services of James Bay
Amélie Blanchet Garneau, professeure, Université de Montréal
Suzy Basile, professeure, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue
Sylvie Carignan, sage-femme, Services de sage-femme, Conseil Cri de la Santé et des Services Sociaux de la Baie-James, Chisasibi
Sylvie Lévesque, Professeure, UQAM
Benoit Ethier, Professeur, École d'études autochtones, Université du Québec en Abitibi-Temiscamingue
Annie DesRochers, professeure, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue
Marie-Hélène Poulin Ph.D. ps. éd., Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue
Yvette Mollen, Professeure agrégée en langue innue - Innu-aimun, Université de Montréal
Corina Borri-Anadon, professeure titulaire, Université du Québec à Trois-Rivières.